Je n'ai pas la force de serrer serrer ma fille dans mes bras. Elle hurle, sanglote, alerte les infirmières qui arrivent en courant dans leurs blouses trop blanches. Ça sent la mort, les médicaments et le café. Mais tout me semble bien lointain. En observant le corps sans vie de ma femme, je pense à ce fils et cette autre fille que nous voulions. Je pense à leurs yeux bleus comme le ciel et aux rires qu'ils ne pousseront jamais. Et soudain le monde me semble terriblement vide.


« Excuse-moi ! Tu as fait tomber ton portefeuille ! » Je fronce les sourcils et me retourne vers cette voix qui m'interpelle. La jeune fille, à peine plus âgée que moi sans doute, se fige et écarquille les yeux. « Oh mon Dieu, Castiel Harmway. » Elle pince les lèvres, replace une mèche de cheveux derrière son oreille en rougissant et me tend l'objet timidement. J'esquisse un grand sourire, fasciné par son regard d'azur. Son visage clair est encadré par de longs cheveux bruns et ses lèvres rouges sont une incitation à la luxure. Je me perds dans ses yeux, souris. Et elle me plante là, visiblement mal à l'aise. Son image me hante la nuit suivante, au matin du jour d'après. Et toute la semaine, incessamment. La douceur de sa main frôlant la mienne m'obsède, je veux la revoir. Mon vœu est exaucé. Elle travaille au Starbucks, rayonne de beauté et de gentillesse. Quand vient mon tour d'être servi, son visage s'empourpre de nouveau. L'amour est une chose inexplicable. Nous n'avions pas vingt ans, mais nous étions amoureux. Nous le savions, nous le ressentions, c'était ça, l'amour. Je rentre en Angleterre avec regret. Mais je ne peux rester plus longtemps à Sydney. Un travail d'acteur qui me prend tout mon temps, mes études d'histoire, mes amis, ma famille, ils sont ma priorité. Elle promet de me rejoindre, promet de faire de son mieux pour trouver un travail à Londres. Elle dit que je l'oublierai, que je trouverai mieux qu'elle. Mais qu'elle m'aime, et qu'elle se battra pour que je ne voie qu'elle. Elle peut bien dire ce qu'elle veut, les autres me semblent ternes, transparentes. Je ne vois que ses yeux bleus trop clairs, ses lèvres trop rouges, son sourire, je n'entends que sa voix et son odeur m'obsède.

« Je suis enceinte, Castiel. » Ces quelques mots tombent comme une sentence. Je la regarde, stupéfait, choqué et émerveillé, horrifié. Je n'ai que vingt-quatre ans. Je suis un gamin, qui a la vie devant lui. Un diplôme me permettant d'enseigner l'histoire, une carrière d'acteur à son apogée, on ne parle plus que de moi, on me voit partout. Dois-je sacrifier cela pour m'occuper d'un enfant ? Pour m'occuper d'elle ? « Je … On ne peut pas ... » je souffle en passant mes mains sur mon visage. « Oh non, je t'en prie … » Je tourne les talons, claque la porte derrière moi. Elle crie mon nom, fond en larmes, mais je ne me retourne pas. Je dois partir le plus loin possible, mettre une distance entre nous, pour réfléchir. Pour savoir si je suis encore un enfant, ou si enfin, je peux me comporter comme un adulte. Elle est là pour t'aider, tu n'es pas seul. Oh oui elle est là, mais le sera-t-elle encore quand elle apprendra que j'ai succombé aux plaisirs de la chair avec une autre ? Me pardonnera-t-elle ? Mais moi je l'aime. Je l'aime plus que n'importe qui, plus que n'importe quoi. Et elle a vingt huit ans. Elle est adulte, elle. Courageusement, je repose la bière que je suis en train de boire et fais chemin inverse, jusqu'à cette maison qui accueillera bientôt un bébé. J'ouvre la porte et la trouve là, recroquevillée sur le canapé. Son maquillage a coulé sous ses yeux et une valise est prête, à ses côtés. Mon cœur se serre douloureusement. « Tu n'auras pas besoin de ça. On s'en sortira, parce qu'on est ensemble. » Et dans la chaleur de ses bras, je sais que j'ai fait le bon choix.

« Splendide Castiel, Jana, magnifique ! Bon travail, on va s'arrêter là. » Je soupire, ravi, et essuie mon front du revers de ma manche. Ma collègue rit, passe son bras autour de ma taille. « Tu fais quoi, ce soir ? » Je réfléchis un instant. « Je dois rentrer chez moi, ma fille et ma femme m'attendent. » Je tapote sa tête pour qu'elle me lâche, mais elle ne semble pas prête à en démordre. Lorsque j'ai couché avec elle pour la première fois, j'aurais du me douter qu'elle ne me lâcherait plus. Quelle erreur ! « Oh allez, laisse-toi aller. Elles n'en sauront rien ... » murmure-t-elle en m'entraînant jusqu'à sa loge. Je résiste, lui demande de me lâcher. Une lueur mauvaise passe dans son regard. « Tu sais quoi Castiel ? J'en ai marre de te courir après. » Nouvelle erreur. J'aurais du la rattraper. Quand je rentre le soir, ma femme m'attend, bras croisés. Elle fait les cent pas, au bord de l'hystérie.